25/01/2019
À l’occasion de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, célébrée chaque année le 27 janvier, nous rappelons les grandes figures du monde artistique et culturel que la Pologne a perdues dans la Shoah
L'œuvre éphémère de Zuzanna Ginczanka classe son auteur parmi les plus intéressants artistes de l'époque d'avant la Seconde Guerre mondiale.
Elle naît en 1917 dans une famille juive russophone mais choisit le polonais, langue qu'elle maitrise parfaitement, pour sa production artistique. Ses premières poèmes, écrits à l’époque de lycée, sont récompensés aux concours littéraires. Avant qu'elle ne commence ses études, Ginczanka publie un recueil des poèmes "O Centaurach" ([Sur] Les Centaures) qui lui ouvre la porte vers le monde de la bohème varsovienne de l'époque. Elle fait partie de Skamander, le plus important mouvement de poètes expérimentaux polonais après la Première Guerre mondiale.
La traductrice Isabelle Macor écrit au sujet de sa poésie : « Sa poésie qui est chant, nourrie d’images denses, sensuelles, affirmation de sa féminité, louange enivrée de la nature, poésie qui participe d’un vitalisme, va se transformer en poésie de l’inquiétude existentielle, personnelle aussi, où prédomine le pressentiment du danger imminent et de la catastrophe ainsi que le sentiment de l’étrangéité, du fait de sa judéité. »
Après l'agression allemande, Zuzanna Ginczanka fuit Varsovie pour Lwow (aujourd’hui Lviv) où elle est obligée de se cacher une fois les Allemands envahissent la ville en 1941. Suite à une dénonciation en 1943, elle quitte Lwow avec son mari et fuit à Cracovie où elle se cache de nouveau. Suite à une nouvelle dénonciation, la poétesse et son mari sont arrêtés par la Gestapo. Transférée au camp de travail forcé Plaszow, elle fut probablement fusillée en printemps 1944, mais il est impossible d’établir la date de la mort exacte.
Depuis quelques années la vie et l’œuvre de Zuzanna Ginczanka font l’objet d’un intérêt particulier, aussi bien de la part des chercheurs littéraires et historiques que de la part du public. En 2015 le Musée de la littérature de Varsovie propose une exposition lui consacrée qui suscite un vif intérêt et est présentée dans les plus grandes villes du pays. En 2017, une plaque commémorative est installée sur la façade de sa dernière demeure à Cracovie où elle fut arrêtée par la Gestapo.
Nous avons le plaisir de vous présenter aujourd’hui la traduction de ses deux poèmes en avant-première, proposée par Isabelle Macor (merci pour son accord pour la publication) :
Zuzanna Ginczanka
Les centaures (O Centaurach)
Traduit du polonais par Isabelle Macor
Ils résonnent rime contre rime en tintant, les vers affûtés
- ne te fie pas aux pures pensées afin qu’aucune ne t’envoûte,
- ne te fie pas aux doigts comme les aveugles,
ni aux yeux comme les chouettes privées de mains
- je clame la passion et la sagesse par la taille étroitement unies
comme un centaure. –
Je crois à la noble harmonie du torse masculin et de la tête
avec le corps d’étalon bien découplé et la jambe fine –
- vers les joues fraîches des femmes
et les croupes rondes des juments
ils galopent les fabuleux centaures
dans un fracas de fers venus des prés de la mythologie.
Leur passion attentive et sage
et leur sagesse flambant comme la jouissance
je les ai retrouvées dans la noble harmonie
et fondues dans la taille et le cœur.
Regarde donc:
la pensée
à l’antique visage
a confié aux chevaux excités son caractère divin
comme des étalons entravés dans un champs de boutons d’or
les sens tout frémissants galopent à travers le mois de juin.
*** [Non omnis moriar]
Traduit du polonais par Isabelle Macor
Non omnis moriar – il restera de moi
Mon fier domaine, les prairies de mes nappes,
Mes armoires forteresses imprenables, mes draps fins,
Mes larges draps, et mes robes, mes robes claires.
Je n’ai laissé nul héritier ici,
Que ta main donc fouille dans toutes les choses juives,
Epouse Chomin, de Lvov, vaillante femme de mouchard,
Dénonciatrice zélée, mère d’un Volksdeutsch.
Qu’elles te servent à toi, et aux tiens, non à des étrangers.
Mes très chers – ce n’est pas du vent, ce n’est pas un nom vide.
Je me souviens de vous, et vous, quand vinrent les schutzpos,
Vous aussi vous êtes souvenus de moi. Vous le leur avez rappelé.
Que mes amis se réunissent autour d’une coupe
Qu’ils noient dans l’ivresse mes funérailles et leur opulence :
Kilims et tapisseries, vaisselle, chandeliers –
Qu’ils boivent toute la nuit et aux lueurs de l’aube
Qu’ils se mettent à chercher l’or et les pierres précieuses
Dans les canapés, les matelas, les édredons, les tapis.
Oh, quelle ardeur au travail ils auront,
Des touffes de crins de cheval et d’algues marines,
Des nuages de coussins déchirés et des nuées de plumes
S’accrocheront à leurs bras, les changeront en ailes ;
Et c’est mon sang qui au duvet tendre liera l’étoupe
Pour transmuer en anges ces créatures ailées.