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03/02/2023
03/02/2023

PERDUE

Marguerite venait d’arriver. Il y avait eu un premier autocar vers la gare de Cluses, puis un train vers Paris, un train du PLM, une compagnie connue certainement du monde entier se disait Marguerite. C’était la première fois qu’elle descendait vers la vallée. Elle n’avait jamais réalisé à quel point « en bas » les choses étaient si différentes « d’en haut ». Elle avait quitté la maison familiale tout près du Giffre, une rivière impétueuse dont le bruit l’avait bercée pendant tant d’année. Le père était parti en montagne un jour, et n’était jamais revenu. Deux ou trois gendarmes et quelques chasseurs alpins l’avaient cherché, mais son corps n’avait pu être trouvé. Restaient alors à la ferme de la route du Fay sa sœur, Marie, et sa mère Albertine. Marguerite avait dû partir. Dans « Le Pays de Savoie », le journal qui circulait de ferme en ferme, elle avait trouvé une petite annonce offrant un travail à Paris. On cherchait une lingère pour travailler dans un hôtel, six jours par semaine. Marguerite n’avait pas traîné. Cela ferait une bouche de moins pour la mère. Elle était partie sans se retourner, avec une petite valise, pas mal de courage et surtout beaucoup d’espoirs.

Lingère, ça elle savait faire…elle avait travaillé à l’Hôtel National dans un village d’altitude qui s’appelait Les Gets. En été, elle se faisait déposer en haut du col de Joux-Plane et descendait à pieds vers le petit village. En hiver, elle restait sur place et couchait chez une tante qui avait une ferme aux Chavannes. Être lingère dans un hôtel en Haute-Savoie ou à Paris, n’était-ce pas la même chose ? Bon, elle serait mieux payée dans cet établissement du côté de Saint -Sulpice, dans un quartier de gens pieux, avec plein de notaires, d’avocats, de médecins, plein de gens bien, quoi. Nourrie, blanchie, pas plus de cinquante heures par semaine, lui avait-on dit. Pour le logement, il faudrait se débrouiller…Elle gagnerait de quoi envoyer un peu d’argent à sa mère, de quoi aussi mettre un peu de côté à condition d’économiser. Peut être faudrait-il partager un logement ? Ou mieux encore, prendre une chambre dans une petite pension de famille ? On lui avait parlé des trois ou quatre petites rues du côté de Saint-Pierre-de-Montrouge. Villa Virginie, rue Beaunier, Rue Paul Fort, il y avait de petits hôtels presque anonymes qui se cachaient entre la rue de la Voie Verte et l’Avenue d’Orléans. Quelques chambres silencieuses, quelques pensionnaires sévères, quelques chats assis sur les pavés, quelques brins d’herbe au pied des murs. Pour la prière aux saints, elle serait tout près de l’immense église qui trônait au carrefour de l’Avenue du Maine et de la Rue d’Alésia.

Mais il lui fallait d’abord trouver le lieu de son rendez-vous. Elle avait marché du côté des grands boulevards, puis, de fil en aiguille, elle avait terminé sa course du côté de la rue de Rome. Elle n’avait pas osé demander comment faire pour aller depuis la gare Saint Lazare jusqu’à la rue du Vieux Colombier, dans le quartier où se trouvait son futur employeur. Elle avait vu le plan de Paris, un plan circulaire au centre duquel était fixé une sorte de grand curseur qui pouvait aider à visualiser l’artère ou la rue recherchée. « Il n’ont pas ça à Sixt » s’était-elle dit… « même pas à Cluses » avait elle ajouté. « Mon dieu, comment vais-je faire pour arriver à l’heure ? » Marguerite Deletraz n’était pas à Paris depuis plus d’une semaine qu’elle avait déjà été abordée par des hommes un peu louches. Elle avait fait semblant de ne pas comprendre ce qu’ils voulaient. Elle savait que les choses seraient difficiles mais elle n’avait pas anticipé à quel point. On lui avait dit « attention aux promesses des hommes », elle avait promis à sa mère d’être prudente. On lui avait parlé d’un hôtel respectable du côté de la rue de Tournon, il lui restait cinquante-sept minutes pour y arriver… Elle n’était pas sure qu’elle pourrait trouver…Elle eut le malheur de demander de l’aide à l’homme qui était à sa gauche, celui qui portait une casquette…Il aurait mieux valu qu’elle arrive en re**rd à son rendez-vous, mais elle ne le savait pas encore…

03/02/2023

LES BONNES ÂMES DE SEVRES-BABYLONE

« Ça sent le bon dieu dans ces trucs à bigots » Il est vrai que la Chapelle de la rue du Bac, là où on vendait des médailles miraculeuses, quand tu rentrais là-dedans, tu avais l’impression que Yeshoua Ben Yossef dormait sous tes godassses tellement ça faisait lieu saint. Il y avait des fois, la fumée de l’encens était tellement épaisse que même Catherine Labouré, toute voyante et miraculeuse qu’elle était, aurait eu du mal à trouver son chemin pour sortir de l’endroit et aller se balader rue du Bac. Il y avait dans la chapelle des Filles de la Charité, une humanité désespérée faite de croyants sincères, de veuves éplorées, de faux-dévots en mal de miracles, de seniors en fin de potentiel, de vrais-fuyants devant les responsabilités de la vie en général, tous attendant d’être touché par le divin miracle sous la forme d’un gain à la loterie nationale pour les uns, d’une guérison miraculeuse pour les autres, du retour d’un être aimé perdu de vue, pour ceux à qui la vie avait joué un sale coup.

Il y avait celles et ceux dont l’amant ou la maîtresse s’était volatilisé après un serment d’amour éternel. Il y en avait même qui pensaient qu’en insistant un peu sur l’action de grâce, et l’achat régulier de petits bouts de fer estampillés avec la Sainte, ils pourraient gagner encore un peu de temps avant d’aller au sapin. Du côté de Sèvres-Babylone, partout où tu portais les yeux, tu avais du « "bien-pensisme" sous forme de chapelle, d’église, d’œuvre de charité, de maisons missionnaires, d’accrocs au missel vespéral Romain. Un quartier étonnant, je te dis. On aurait presque pu penser que « Dieu » avait élu domicile entre le boulevard Raspail, la rue de Babylone, le boulevard Montparnasse et la rue du Cherche-Midi. On aurait même pu imaginer que ce coin de Paris n’était peuplé que de bonnes âmes.

Moi, La chapelle miraculeuse j’y avais juste foutu les pieds une seule fois, comme ça, pour voir, mais le miracle ne s’était pas accompli : il était trop t**d, ou bien je n’y avais pas assez cru, puisqu’il parait qu’il n’y a que la foi qui sauve, ce qui ne m’avait pas empêché d’acheter une petite médaille de bas de gamme, en fer blanc, avec la chaîne du même métal, pour en faire cadeau au premier catholique que je rencontrerais sur mon chemin, croix de bois, croix de fer, si je mentais, je serais déjà allé en enfer. La religion peinait à s’extraire du quartier bourgeois dans lequel j’aimais traîner mes guêtres à la recherche d’une illumination qui changerait ma vie qu’elle me fut venu d’un rabbin, d’un pasteur ou d’un pope. Tu vois, je ne mens pas, jusqu’en mille-neuf-cent-soixante-dix, le taulier du Bon Marché s’appelait Jacques-Gustave Chezleprêtre, faut le faire, non ? C’était donc un quartier probablement prédestiné à être un bastion de la religion.

Il y avait dans l’ancien magasin, celui qui donnait sur le square Boucicaut, un rayon spécialisé dans la bondieuserie vestimentaire, les habits pour ecclésiastiques, tu sais, des bas pour bonne sœur, des sous-vêtements bien serrés, des tricots de peau à la mode du dix-neuvième siècle. En mentant un petit peu, je te dirai bien qu’il y avait un rayon spécial « cilice » pour acheter de quoi faire pénitence sur base de laine rugueuse ou de poil de chèvre. Je ne te parle pas d’un truc avec des lanières et des petits plombs attachés, mais juste bien de vêtements sacerdotaux. C’était l’époque où les bonnes-sœurs semblaient ne pas avoir de chevilles, ni même de pieds. Quand elles se déplaçaient dans le magasin, ont aurait pu penser qu’elles étaient montées sur roulettes. Elles étaient imprégnées par la bonne parole, du bout de leur cornette jusqu’à l’ourlet de leur robe. De temps en temps, tu croisais aussi un curé en vadrouille au rayon des bonnes sœurs.

C’est vrai, je l’ai vu. C’était des curés à l’ancienne, en soutane, tenant d’une main un missel et de l’autre cherchant dans les lots de chaussettes « spécialisées ecclésiastiques », le lot qui convenait à la fois à la couleur de leur âme, à leur état d’esprit mais surtout à leur budget. Des chapelles, il y en avait plein. Mais ce qu’il y avait surtout, c’était, cachés derrière de hauts murs, des immenses jardins en plein Paris, dans lesquels les apôtres se seraient bien mis sur des chaises longues pour y écouter les tourterelles, les pinsons, les merles, et même les pigeons, qui, chacun le sait, sont des créatures célestes, même si leur roucoulement n’est pas des plus harmonieux.

Il y avait surtout, flottant dans la quartier, ce je ne sais quoi qui permettait aux immeubles d’avoir des tapis épais dans les escaliers, des concierges polies, des cuivres brillants, ce je ne sais quoi qui transformait les habitants en « gens biens », les écoliers en futurs avocats ou médecins, les animaux domestiques en grand prix de concours canins ou félins. C'était un je ne sais quoi qui remplissait, le dimanche, la chapelle des Filles de la Charité, la chapelle Saint-Vincent-de-Paul ou bien l’église Saint-Ignace avec les bonne âmes du quartier, qui prenaient le temps d’une messe à onze heures pour aller se sanctifier, avant le rôti de bœuf dominical et les religieuses au café du dessert.

Le dimanche matin, les bourgeois de Sèvres-Babylone ne s’essayaient qu’à une courte grasse matinée tant il y avait de choses à préparer pour le repas familial.

Les Sœurs de la Charité comprenait tout des évangiles, des noces de Cana, de la transsubstantiation, des contraintes du célibat, de l’art de repasser une cornette sans laisser de traces de brûlé, mais par contre, ces bonnes âmes là rencontraient d’incroyables difficultés quand il s’agissait de sortir en dehors des murs qui les protégeaient du monde réel.

Les braves fiancées de l’Eternel se perdaient en conjectures quand elles devaient aller, en utilisant le métro, depuis le centre de leur monde, rue du Bac jusqu’à une quelconque destination dans Paris. Elles ignoraient les subtilités des correspondances, la puissance évocatrice de la stations Sèvres-Babylone, les mystères de la ligne Nord-Sud, le fracas des trains lancés à pleine vitesse pour traverser sous la Seine, le bruit du claquement des portes juste avant le départ, et le tintement de la cloche électrique qu’on pouvait entendre dans la loge de conduite, quelques secondes avant que ne se déchaîne les éclairs de l’enfer dans l’étroite cabine du mécanicien. Prendre le métro devenait une aventure, un défi. Il ne fallait pas que le bas de la robe traine par terre en descendant sur l’escalator aux marches en bois. Un simple manque d’attention alors que la bonne sœur se lançait dans trois « pater » et deux « ave » et le risque eut été que l’escalier mécanique arrache ses longs vêtements, livrant ainsi la religieuse dévêtue aux regards des voyageurs.

De Saint-Paul à Saint-Placide, de Saint-Sulpice à Saint-Philippe du Roule, les repères géographiques des braves bonnes sœurs était à base de canonisation. Saint-Philippe du Roule, elles savaient où ça se trouvait, tu leur parlais de la rue La Boétie, elles étaient perdues.
Elles savaient comment faire pour aller jusqu’à Saint-Mandé, ou Saint-Paul. Pour le reste, cela relevait d'une insolvable difficulté, c’était un truc pour des gens « "séculiers", et pas accessible à des femmes habitées par l’Esprit.

Alors, avant de s’embarquer pour un voyage peut-être sans retour, les « épouses du Christ » passaient un long moment devant le plan du métro, à l’extérieur de la station, ne s’engageant dans l’aventure qu’une fois le trajet entièrement mémorisé, comme étaient mémorisées les prières qui étaient sensées les protéger de Satan.

03/02/2023

LE MESSAGER DE LA REINE

Alors qu’on le pensait en route vers le Cap, il avait été aperçu du côté de Mea Shearim, le quartier des « Cent Portes » disaient certains rabbins, « des Cent Mesures » disaient d’autres, en référence à un passage de la Genèse.
L’homme devait se douter de quelque chose et avait décidér, pour raccourcir son trajet, de traverser le quartier ultra-orthodoxe de Jérusalem. Lui qui était sans Dieu, pur produit de la modernité, sans plans d’avenir, sans futur non plus, avait parcouru d’une extrémité à l’autre, d’un pas rapide, et sans se retourner, cet étrange quartier dans lequel, les jours de shabbat, les combinés téléphoniques des cabines publiques étaient immobilisés avec une chaîne et un cadenas. Zek se savait protégé par son statut de « Queen’s Messenger ».
Intouchable, se pensait-il.

Il faisait régulièrement la navette entre Golders Greens (1), Sea Point (2), Pelikaanstraat (3) les mauvais coins de Brooklyn (4) et West Rogers Park à Chicago. Depuis longtemps déjà, il avait renoncé à être honnête et s’il travaillait effectivement pour sa Gracieuse Majesté la Reine Elisabeth Alexandra Mary Windsor, ou plutôt pour le service du courrier diplomatique, il avait une autre activité, moins avouable certes, mais ô combien plus rémunératrice. Depuis sept ans déjà, il assurait pour différentes organisations juives sans foi ni loi, la partie logistique de certaines opérations.

La première pensée d’Ezéchiel Stoller, lorsqu’il se réveillait dans un des hôtels discrets qu’il affectionnait, était pour Meyer Lansky, Bugsy Siegel, ou Mickey Cohen (5), ses "héros du crime », dont l’histoire lui avait inspiré son mode de vie. Il était bien trop t**d pour changer maintenant. Parfois, il regrettait, devant un chocolat et une «Sachertorte » (6) dans un salon de thé à Vienne, d’autres fois, assis chez Hofy’s, l’excellent restaurant Kosher d’Anvers, il se réjouissait de savoir qu’il ne manquerait de rien dans le futur…mais il savait également que tout pouvait s’arrêter à tout moment.

Ezéchiel Stoller adorait son surnom, Zek. Il haïssait le Gefilte Fish, avait une passion dangereuse pour le Halvah (7) et un amour sans limite pour le gâteau au pavot.

Zek travaillait en accord avec ses convictions. Il avait décidé, il y avait déjà longtemps, qu’il ne toucherait ni à la drogue, ni aux enlèvements, ni au chantage, et encore moins au meurtre. On pouvait parfaitement être un criminel et avoir des principes, se disait-il… En dehors de cela, le reste, il savait faire...

Passer des diamants bruts entre le Cap et Anvers, des diamants taillés entre Anvers et Brooklyn, transporter des liasses de billets de banque entre Chicago et Golders Green, ne présentait pour lui aucune difficulté.
L’histoire avait commencé comme un simple défi lancé lors d’une soirée arrosée dans un pub du côté de Soho. Travailler pour La Couronne ? Pourquoi pas. Tout avait été réglé en quelques jours par un certain Abner Shapiro, un héritier d’une famille de grands serviteurs de l’état et de la Couronne, qui avait expliqué à Zek en quoi consistait le travail officiel…puis, peu de temps après, quels seraient les avantages du travail officieux.

Pendant plusieurs années, les voyages s’étaient enchaînés à un rythme éprouvant, mais Zek avait finalement maîtrisé son corps et sa fatigue, sans l’aide de la pharmacopée. Bien sûr, il ne s’était pas fait que des amis dans cet étrange monde parallèle vers lequel beaucoup étaient appelés, mais dans lequel peu étaient retenus. Ce jour-là, alors qu’il revenait, pour une énième fois, en Israel, Zek avait eu un étrange pressentiment, une sorte de mise en garde, comme si quelqu’un lui disait : « attention, tu n’es pas seul » … Le « Messager de la Reine », comme il aimait s’appeler, n’avait qu’une hâte : en terminer avec cette livraison dans le quartier chic Yemin Moshe à Jérusalem, puis prendre un taxi pour rejoindre l’aéroport de Ben Gourion, embarquer dans le vol 164 de la British Airways, se fermer au monde extérieur après un single malt, et se plonger dans un livre passionnant sur la vie de Morris Barney Dalitz, un mafieux juif, philantrope et propriétaire de casino, décédé à Las Vegas en mille-neuf-cent-quatre-vingt-neuf, un des ces truands qui avait marqué son époque, celle de la maffia Juive des années trente aux Etats-Unis.

En traversant la petite place, le « Messager » avait trouvé étrange qu’il soit presque tout seul.

Pas très loin, un juif orthodoxe portant, comme beaucoup d’autres, un Borsalino Tortona (8), marchait d’un pas régulier, probablement plongé dans ses pensées à base de kabbale, d’études de la Torah, ou de la Guématria (9).

Parfois, Zek était curieux envers la pratique de ce judaïsme qui arrivait aux limites du mysticisme…mais la plupart du temps, il n’avait pour les orthodoxes qu’un regard méprisant. « Ce sont des parasites », disait-il à qui voulait l’entendre…
Alors qu’il regardait sa montre pour s’assurer du temps qui lui restait avant l’envol salvateur vers la capitale Britannique, il avait entendu un léger déclic et avait tourné la tête. Le magnifique soleil de Jérusalem était chaud. Les fins d’Automne étaient parfois comme des débuts de printemps. Pour joindre l’agréable, à l’utile, il avait fait un tour au « Kotel », le fameux mur des lamentations. Il y était passé pour se replonger dans les souvenirs heureux d’une autre époque, mais pour une fois, il n’avait pas ressenti cette sorte d’allégresse spirituelle qui l’accompagnait dans le temps, lors des passages au Mur Occidental (10).

Curieusement, pour Zek, il était possible de différencier le religieux du spirituel. Pour lui, si le religieux n’était que doctrine, le spirituel était ouverture sur le monde, lien avec l’Histoire, prise directe avec son héritage culturel. Il se sentait bien dans une synagogue, un temple, une église, ou dans n’importe quel endroit ou soufflait l’esprit.

Sur un côté de la camionnette de livraison Volkswagen, couleur gris passé, datant au moins des années soixante-dix, qui était garée sur la place que traversait " le messager », un petit panneau vitré qui permettait de voir sans être vu, avait été installé trois jours plus tôt par l’équipe de la Criminalité Financière d’Interpol, qui suivait des yeux les pas du délinquant .

Les trois qui partageaient l’intérieur de véhicule, étaient venus d’Europe. Ils avaient été choisis parce que partageant un même héritage culturel. Pour identifier positivement l’homme qu’ils surveillaient », ses membres disposaient d’une ancienne photo de qualité médiocre.

"Elle date d’il y a douze ans " avait dit Amos Mandelbaum « avec le Houmous, il a dû prendre du poids, essayez de l’imaginer avec quelques kilos en plus… »

Tiago Goldstein, le second de l’équipe avait ajouté « les cheveux ont dû blanchir, il faut en tenir compte ».

Azra Kaplan, la femme de l’équipe, suivait le déplacement du messager à l’aide d’une paire de jumelles. « Il se doute de quelque-chose, c’est sûr, il a l’air inquiet ». L’équipe avait déjà fait ses calculs. Il y avait cinquante sept kilomètres entre Jérusalem et l’aéroport international Ben-Gourion, en passant par la route numéro un.

Cinquante minutes, une heure pour se donner une peu de marge. « Il doit être au plus t**d à quatorze-heure trente à l’aéroport » lança Tiago… « il ne devrait plus t**der à arriver là où il doit livrer ».
Au bout de la place, le « messager » s’arrêta, sonna à la grille et entra dans une énorme villa dont les fenêtre donnaient sur la vieille ville. « Un bien bel endroit » avait pensé Zek, qui avait préféré investir en Floride, où il avait des contacts.

A douze heures cinquante-six, un taxi Mercedes de la compagnie Rehavia, s’arrêta devant la villa. Il ne restait plus que dix-huit minutes de liberté au « Messager de la Reine » Ezéchiel Stoller, mais il ne le savait pas.

Tout en prenant congé de son hôte qui venait de lui remettre une enveloppe kraft contenant plusieurs liasses de Francs Suisses, il s’imaginait déjà dans la salle d’embarquement à Ben-Gourion. Comme il ouvrait la grille de la villa pour accéder à la rue, Zek se retrouva soudainement entouré par trois civils et sept policiers en uniforme... « Ir Zent Nisht a Erlekh Yid, Herr Stoller » (11) dit l’un des civils ; « vous nous avez fait courir pendant trois ans » ajouta la femme…alors Ezéchiel Stoller tendit ses deux poignets en disant simplement « Keyn Glik ! » (12) …

© 2019 Sylvain Ubersfeld pour Histoires Courtes

(1) Quartier juif de Londres
(2) Quartier juif du Cap, en Afrique du Sud
(3) Rue du Pélican, le cœur du travail du diamant à Anvers
(4) Quartier de New York, majoritairement juif
(5) Des mafieux des années trente aux Etats-Unis. Ils appartenaient à la « Yiddish Connection »
(6) Gâteau au chocolat, spécialité Viennoise
(7) Le halva est une composition pâtissière issue de deux traditions culinaires, sans qu'il soit possible de les relier entre elles. Une tradition turque à base de tahini (crème de sésame), plutôt sèche, dense et friable, et une tradition indienne à base de semoule, légèrement gélatineuse et translucide. Le halva fait aujourd'hui référence, sous différents noms, à de nombreux types de confiseries, répandues du sous-continent indien à la mer Méditerranée, à travers l'Asie centrale, la Russie, le Caucase, les Balkans, le Proche et Moyen-Orient, la Corne de l'Afrique, et le Maghreb.
(8) Chapeau Borsalino « Tortona », un des modèles portés souvent par les pratiquants orthodoxes juifs. Giuseppe Borsalino , qui a donné son nom à la marque, a fabriqué son premier chapeau en feutre le 4 avril 1857.
(9) La gematria (גימטריה, aussi « guématrie » ou « gématrie ») est une forme d'exégèse propre à la Bible hébraïque dans laquelle on additionne la valeur numérique des lettres et des phrases afin de les interpréter1. Gematria, Temura et Notarikon sont les trois procédés de la combinatoire des lettres (hokmat ha-zeruf), pour déchiffrer la Torah. La littérature talmudique reconnaît l'intérêt de la gematria « classique » mais met en garde les profanes contre le risque de superstition.
(10) Le Mur des Lamentations, appelé aussi Mur occidental (hébreu : הכותל המערבי, translit. : HaKotel HaMa'aravi) ou le Kotel (« le Mur »), et en arabe : il-Mabka et El-Bourak, est un mur de soutènement de l'esplanade du temple de Jérusalem, situé dans le quartier juif de la vieille ville de Jérusalem datant du Ier siècle, durant l'achèvement de la construction du Temple d'Hérode. Intégré au VIIe siècle aux murs d'enceinte de l'Esplanade des Mosquées lors de la construction du Dôme du Rocher puis de la mosquée al-Aqsa1, il est révéré par une partie des juifs comme mur du Mont du Temple et pour sa proximité avec le Saint des Saints du Temple d'Hérode ; de ce fait, ils le considèrent comme l'endroit le plus saint pour la prière. Le Mur occidental est également devenu un symbole national israélien ; des cérémonies civiles s'y déroulent, notamment lors du Jour du souvenir.
(11) Vous n’êtes pas un juif très honnête, Monsieur Stoller. (Yiddish, la langue commune des juifs d’Europe de l’Est)
(12) Pas de chance. (Yiddish, la langue commune des juifs d’Europe de l’Est)

03/02/2023

UN REGARD

Il avait fallu un bien curieux hasard pour croiser son regard alors que visiblement, elle se hâtait de rentrer chez elle …Chez elle ? Il ne me souvenait pas qu’elle en ait eu un, du moins pas à l’époque, avant qu’il ne me prenne cette curieuse idée de rentrer dans les ordres. Cette folie n’avait duré qu’un temps. La hiérarchie religieuse, et mon évêque de tutelle n’avait pas beaucoup apprécié que je fréquente, avec assiduité, un établissement du quartier Saint-Sulpice, tout confit de religion, qui pourvoyait aux besoins de la chair, que certains, dont je faisais partie, n’avait pu, su, ou même, voulu, maîtriser. La rencontre avait duré quelques instants. Assez pour elle pour m’avoir reconnu, pas assez pour moi pour évoquer, dans ma mémoire, l’incroyable passion qui m’avait consumé pendant dix-sept mois. J’avais eu l’impression de voir passer une ombre.

Je crois que c’était rue de l’Abreuvoir, pas très loin du Château des Brouillards. Il y avait, juste à côté, une sorte de terrain vague qui longeait la rue Caulaincourt, et qu’on appelait, je ne sais pourquoi « le Maquis ». J’avais oublié son prénom, ou plutôt, j’avais gardé en mémoire celui de sept ou huit autres femmes qui avaient précédé ou suivi celle-çi. Elles étaient toutes, d’une manière ou bien d’une autre, liée à cette Butte Montmartre qui avait gardé pour elle une partie de mon cœur. J’avais cru comprendre que cette femme était décédée. On m’avait également parlé d’un départ pour l’Afrique du Nord, où elle aurait un avenir meilleur. On m’avait dit tant de chose…Pour Paulo-les-yeux-bleus, son ancien souteneur, elle avait fini par se ranger, et épouser un haut-fonctionnaire qui avait ses entrées dans les établissements ou travaillaient des « relations » de la jeune femme…

En redescendant de la Butte par le rue des Trois Frères, une flopée de souvenirs m’avait assailli. Adelaïde ? Amélie ? Berthe ? Gabrielle ?....
Non, bien sûr …Irène…c’était Irène.

J’avais dû faire un choix : la débauche, ou la soutane. Irène, c’était la gentille femme à tout le monde mais qui voulait être la mienne. Elle se voyait déjà à Neuilly-sur-Marne, tenant son intérieur bien propre, aimant son mari, élevant un enfant, deux peut-être. Elle en avait eu assez des passes, des faux-semblants, des fins de mois difficiles, de l’odeur âcre des hommes qui manquaient d’hygiène. J’avais dit oui….elle avait tout lâché, du jour au lendemain, et puis m’était tombé dessus cette soit disant vocation. J’étais tellement pris par moi-même que je n’avais pas réalisé à quel point j’avais été un sa**ud. Je n’avais jamais réussi à l’oublier. Je venais juste de croiser son regard, l’espace d’une demi seconde. J’avais même cru y discerner de la peur…

03/02/2023

Une photo et Trente Lignes publie une " Histoire Courte"...

LE RAYON VERT

Ce n’était pas un poisson qui avait un air d’un vrai poisson, mais plutôt une espèce de serpent de mer, presque pas de nageoires, la tête d’un poisson inbouffable. L’espèce de grosse anguille avait quitté pour toujours la famille des « Congridae », en se balançant au bout d’une ligne tirée par le « Breizh Atao », (1) un petit bateau de pêcheur qui n’avait jamais quitté les eaux qui bordaient le Trégor (A)
Le poisson reposait pour le moment au fond d’un cageot de bois, dont les agrafes avaient rouillé au fil des années d’utilisation, et qui avait dû contenir des artichauts de Saint Pol de Léon, au vu d’un morceau d’étiquette qui avait survécu aux heures passées en mer. « On va en faire de la soupe... » avait dit le patron pêcheur, casquette bleue en feutre vissée sur la tête, pipe au bec. « Avec une bonne rouille, et des croûtons, on va se régaler » …La grosse anguille sentait la vase, je m’étais juré de ne jamais goûter à cette soupe…la tête du monstre et ses yeux vitreux m’avaient fait peur…Sans en avoir jamais goûté, j’étais déjà fâché pour l’éternité avec les congres de la baie de Locquirec.

Nous venions là, régulièrement…avril frileux de Pâques, avec le cortège de coups vents qui faisait valser les bigoudens dans la petite rue qui descendait vers le port, juillets humides sur la plage des Sables Blancs, où on voyait des bikinis à pois blanc faire de timides apparitions, août dans la cohue estivale, et l’horrible anticipation de la rentrée scolaire. Pour commencer, Il y avait le voyage en train, depuis la gare Montparnasse, l’ancienne gare, celle qui se trouvait en haut de la rue de Rennes…

Tu montais un escalier, tu arrivais là où se trouvaient les voies…. Sur la plaque émaillée accrochée au flanc de la voiture, on pouvait lire l’énumération des arrêts avant d’arriver au bout du monde. Comme les mots « Gare Montparnasse » prenaient trop de place, les artistes cheminots qui fabriquaient ces ornements avaient décidé de baptiser cette gare Parisienne « Paris MPsse ». (2)

Sur la plaque indicatrice on pouvait lire Chartres-Le Mans-Laval-Vitré-Rennes-Lamballe-Saint Brieuc-Guingamp-Plouaret-Morlaix-Landivisiau-Brest…toute une affaire pour aller se tremper les pieds dans les petits bassins de rochers que la mer découvrait en se retirant, laissant derrière elle un assortiment de crevettes transparentes et de gobies curieux, qui finiraient dans une épuisette. Six heures, sept heures de voyage, ce n’était pas si important. L’essentiel restait le « tac-a-tac » des roues du convoi passant sur la jointure des rails, qui nous faisait fermer les yeux et nous envahissait de plaisir. Au travers de la fenêtre, entrouverte, on pouvait sentir des odeurs de charbon brûlé, l’incroyable exhalaison de la machine à vapeur qui nous tirerait jusqu’à notre fin de parcours de Plouaret. Il fallait terminer ensuite le trajet en voiture en passant par les petites routes qui traversaient les villages et les hameaux aux noms incroyables, pour les petits citadins que nous étions : Kergaer, Keraël, Kersaudy, Ker Tanguy, Kerdrinquen….

Trente minutes après avoir quitté la gare, si tu baissais la vitre de la voiture, tu pouvais déjà sentir le varech, une puissante odeur de mer, tu pouvais même entendre les vagues se briser en arrivant sur la plage de Saint-Michel-en-Grève. La route côtière partait alors vers l’Ouest, notre impatience croissait comme nous nous rapprochions du but. Je te parle d’une Bretagne de « l’ancien temps », dans laquelle on trouvait de vieilles femmes à la peau tannée, portant souvent une coiffe d’un blanc éclatant, des hommes pleins de souvenirs de leur vie de marin, avares de mots car tout ce qui était important se trouvait uniquement dans leur regard.

Je te raconte une Bretagne qui abritait encore des fermes dont le sol était en terre battue. J’avais vu dans l’une d’elles, un étrange meuble en bois, orné de volutes travaillés par un habile ciseau. Il m’avait été expliqué que c’était l’endroit où dormait les habitants. Dormir dans un meuble ? « C’est un lit-clos » m’avait-on dit. En fait, j’avais été émerveillé par cette magnifique invention qui invitait à l’intimité et protégeait les dormeurs des froidures ou des chaleurs.

La duchesse Anne, le drapeau de Bretagne qui se nommait « Gwenn-ha-Du », les onze mouchetures d’Hermine, les bandes noires et blanches, les crêpes au sarrasin, le Kouign Amann, nous savions tout de cela, presque mieux que les histoires de la République, la prise de la Bastille, les barricades de la Commune. Entre cette Bretagne et nous, petits parigots, un lien affectueux s’était lentement tissé. Il y avait Locquirec, l’église Saint-Jacques avec son calvaire figé dans le temps, il y avait la grande maison sur le chemin du tour de pointe, dans laquelle flottait encore le souvenir de ces deux cousins adultes qui avaient quitté la France, cachés à bord d’un chalutier, pour rejoindre l’Angleterre et s’engager dans le combat avec l’armée de la France Libre, pendant les années sombres.

La grosse cuisinière à charbon en fonte, était mise en route le matin par une employée de maison qui arrivait avant que ne se réveillent les invités-touristes que nous étions, et même, les maîtres de la maison. Il n’y avait pas d’eau chaude la nuit, mais une fois le petit déjeuner avalé, il était possible de faire sa toilette à l’eau tiède. Il fallait attendre la fin de matinée pour que le réservoir d’eau chaude soit à une température optimum. L’installation de plomberie, qui datait des années trente, n’était jamais tombée en panne. On entendait l’eau qui circulait dans les tubes de cuivre. La cuisine était chaude, parfois trop, mais comme tout fonctionnait au charbon, il ne pouvait y avoir de demi-mesures. Au cours des années, au fur et à mesure des séjours, nous étions passés de la plage et des billes en terre cuite, de couleurs vives, aux drisses, focs, point d’amure, point d’écoute, de petits dériveurs légers. Il y avait école de voile, dessalage et resalage, (3) régates le samedi, abus de boisson chaque soir, au bar de l’Hôtel du Port. Le soir, après dîner, la balade digestive principale restait le fameux « tour de pointe », un huit-cent-mètres sur un petit chemin sablonneux, bordé d’un côté par la lande Bretonne parsemé de maisons bourgeoises, et de l’autre par un magnifique à-pic sur les rochers coupant comme du verre, et la mer.

Sacré tour de pointe.

Dans l’obscurité qui finissait de tomber, nous regardions, l’air de rien, la façon dont les jeunes étaient vêtus, pour détecter qui était un faux Breton, et qui était un vrai touriste. Il y avait des vareuses en toile bleu nuit, ou bordeaux clair, bien trop propres pour avoir été portées sur un chalutier, ou une barque de pêche. Certains cabans avaient encore tous leurs boutons, les marinières portées à même le torse étaient bien trop propre pour avoir été utilisées comme vêtement de travail. C’était sûr, ces gens-là faisaient partie de la cohue débarquée d’on ne savait où, pour passer un ou deux mois à se fabriquer des souvenirs. Il y avait tellement de monde sur ce petit parcours, que parfois, il fallait ralentir le pas. Les conversations se mélangeaient quand se croisaient les marcheurs, qui devaient presque se frôler, alors que certains effectuaient le trajet dans un sens et d’autre, dans le sens inverse. Oui, c’était sûr…ce n’était pas les Bretons qui se promenaient, mais les « réfugiés citadins », qui avaient quitté leur quotidien pour respirer un peu mieux, dans cette Bretagne qui nous avait pris le cœur. En journée, les ados disparaissaient…personne ne se serait préoccupé de l’un d’entre nous. Jours bénis…on croisait, les oncles, les tantes, les parents, les cousins, dans le village, on savait que tout allait bien …les grands étaient avec les grands, les moins grands avec d’autres moins grands. Faire des conneries ? Mon dieu… ! si je te donnais la liste, tu ne me croirais pas…

« Tiens, voilà de l’argent, va chercher le pain, et Ouest-France » …alors j’allais….

Du pain Breton, un pain qui devait faire quatre livres. Pour revenir de la boulangerie, je passais par la « pointe », l’œil fixé sur l’horizon au bout des vagues. Il y avait l’odeur des plantes sauvages qui poussaient dans la lande, il y avait également, dans ma tête, l’espoir d’un ba**er que je volerais, nécessairement, à Catherine F. dont la maison n’était pas loin de celle où nous vivions temporairement, cette grande maison, un peu en hauteur, qui surplombait presque la plage, et faisait face à l’ouest. Les jours de grand vent, personne ne parlait de tempête. En Bretagne, les tempêtes n’existent pas, remplacées par de simples « grains ». La consultation du baromètre faisait office de briefing météorologique pour permettre à chacun d’organiser sa journée.

La vie se calquait sur le rythme des marées. Si la marée haute était à quatre heures trente du matin et que la pêche en mer était au programme, on était debout à trois-heures trente, à temps pour avaler un café, s’habiller chaudement, et traverser le village endormi jusqu’au port. Il fallait ensuite jouer les équilibristes pour embarquer sur l’annexe du « Breizh Atao » et rejoindre le bateau amarré plus loin dans la baie, à un « coffre » attaché à un corps-mort.

Une fois monté à bord, les cirés bien fermés, l’estomac bien accroché, Jean-le-Saux, le second qui ne parlait que le Breton, et refusait le Français, lançait les moteurs, le bateau bondissait, et nous étions en mer, jusqu’à la prochaine marée haute, mal de mer, ou pas.

La maison de Pors ar Villec était une très grande bâtisse, construite pour affronter les coups de vent. Les contours des fenêtres étaient faits de pierre dure, du granit, peut-être. Au levant, une marée d’Hortensias bleus et d’autres d’un rose tendre. Les murs à l’intérieur avaient dû voir et entendre tant de choses depuis la construction…
Les conversations des adultes étaient dans le droit fil de ce que nous connaissions déjà, dans la vie quotidienne. La politique s’était simplement délocalisée pour quelques semaines, pour les hommes. Pour les femmes qui nous entouraient, nous, futurs « quelque chose, ou quelqu’un » (un métier qui gagne bien, non, je ne serai pas chercheur, aventurier, peut-être… ?) c’était l’échange de souvenirs de « leur » ancien temps à elles, au cœur de la vie coloniale, le long du canal de Suez, des souvenirs que nous avions maintes fois entendus, mais qui leur permettaient de garder un mystérieux lien avec une enfance dorée passée au pays des pharaons.

Guerre d’Algérie… Attentats de l’OAS…, l’aventure soviétique en Egypte… les autres guerres… le franc ancien… le nouveau franc… le pétrole… l’Afrique…nous écoutions, religieusement, certainement sans comprendre. Nous n’avions d’ailleurs pas envie de parler, pris que nous étions par nos pensées, parfois inavouables, en tout cas certainement très personnelles.

Nous avions du sable qui nous grattait, à des endroits plutôt inaccessibles en plein dîner en famille, et aussi, souvent, les yeux qui avaient tendance à vouloir se fermer, à force de bols d’air et de longues heures de navigation. L’eau de mer avait déposé sur le corps une fine couche de sel, et les muscles des bras étaient endoloris parfois au-delà du supportable, pour avoir « étarqué » (4) des drisses pendant plusieurs heures, dans l’espoir de gagner quelques précieuses secondes sur les concurrents qui nous talonnaient dans la baie de Locquirec. Avec ceux de nos âges, tandis que les adultes étaient plongés dans leur monde, nous nous parlions du bout des yeux, et ça marchait…Il suffisait d’un simple regard, d’un léger mouvement de sourcil, nous savions ce que « l’autre » voulait dire.

La soupe de congre avait été déposée au centre de la table.

La gentille Corentine, qui supportait avec patience les désidératas de chacun, avait passé un après-midi entier à préparer l’étrange poisson-anguille, le cuire, le passer au moulin, pour en extraire uniquement ce qui était consommable. Elle n’avait pas lésiné sur les épices. Autour de l’énorme soupière « Henriot » Il y avait une, deux, trois peut-être, corbeilles de croûtons aillés, ainsi qu’un un large saladier rempli de rouille d’Armorique. Combien étions-nous autour de la table ? Douze, seize, treize ? La soupe au congre avait disparu en quelques coups de louche, et en quelques minutes à peine. Les croûtons s’étaient volatilisés, la rouille avait subi le même sort, et même un peu plus, puisque le récipient était reparti en cuisine aussi propre que s’il n’avait jamais servi.
Curieusement, avant le moment du fromage, et du dessert, il y avait une sorte d’accalmie dans les bruits domestiques de la table. Chacun était subitement silencieux, ou du moins, les discussions avaient-elles baissé d’un ton…Les mots échangés se faisaient un peu plus rare.

Ce pseudo-calme ne dérangeait personne. C’était un moment un peu magique. Il était temps, peut-être, de savourer pudiquement le bonheur, en faisant semblant de rien. Le maître de maison, député à la retraite, qui pouvait disserter pendant des heures sur les heurs et malheurs de la république avait pris le temps de lire et relire l’exemplaire du jour de Ouest-France, qui d’après lui, était une publication de référence. En dehors de rubriques habituelles concernant la vie en Bretagne, deux colonnes l’intéressaient particulièrement, celle des horaires des marées, et celle des heures de lever et coucher de soleil, deux informations qui auraient été d’une totale insignifiance pour des petits parisiens dans leur environnement, mais qui prenaient, dans la maison de Pors-ar-Villec, une toute autre dimension.

Je dois te dire, pour que tu comprennes, qu’au début, la grande table de la salle à manger ne permettait qu’aux privilégiés de faire face à l’ouest, et de pouvoir assister au couchant, quand le ciel s’enflammait d’oranges, de roses, et de rouge…un spectacle que se réservaient les adultes. Les plus jeunes, eux, s’asseyaient le dos au soleil, privés du spectacle qu’offrait l’océan en fin de journée, ou en début de matinée…
« Alors, on va le voir ce soir, ce fameux rayon vert ? » disait l’un des adultes, et l’attente commençait …entre le fromage et le dessert….

Le rayon vert ? (5) Pour nous, c’était une légende, nous mettions même en doute le fait qu’un tel phénomène puisse effectivement exister, ce qui ne nous empêchait pas, comme le reste de dîneurs, de nous tourner vers la mer, les yeux fixés sur l’horizon, et d’attendre, dans un silence quasi-religieux, que le mystérieux rayon veuille bien zébrer le ciel d’une pointe d’émeraude, au moment dit.
Le rituel du rayon vert avait traversé les saisons, de pâques en aout, de Saint-Jean en Trinité. Le silence de l’attente était devenu tradition, l’image des adultes hypnotisés, dans l’anticipation d’une incroyable nanoseconde, qui éclairerait de vert la salle à manger, s’était fixé dans ma mémoire. A chaque séjour dans la maison de Pors-ar-Villec, au rythme des rituels qui nous renvoyaient aux souvenirs des années précédentes, on se demandait toujours si nous verrions, cette année-là, le fameux rayon vert dont parlait Jules Verne dans son fameux roman inspiré de ce phénomène optique.
Et puis un jour, un autre rayon a dû passer, sans que je puisse le voir, emportant avec lui les années où tout semblait facile…Disparu le souvenir de Catherine F, à qui je n’avais jamais volé de ba**er, envolé celui des « tours de pointe » de l’après dîner, parti à jamais le bruit des drisses sur les mâts et les effluves du port à marée basse…
Ne sont demeurés, à jamais, que l’odeur de miel des fleurs de genêts qui poussaient sur la lande, et le goût merveilleux d’une soupe de congre.

© 2020 Sylvain Ubersfeld Histoires Courtes

(A) Le Trégor est une ancienne division administrative et religieuse constituant l'une des neuf provinces de Bretagne.

(1) Breizh Atao = Bretagne toujours/Bretagne éternelle.
(2) Il s’agit de l’ancienne Gare Montparnasse, démolie à la fin des années 60 pour faire place au complexe « Maine-Montparnasse »
(3) Dessaler = chavirer avec un dériveur Ressalage=remettre le dériveur dans sa position de navigation. Il est plus difficile de ressaler que…de dessaler
(4) Étarquer un cordage consiste à le tendre, le « raidir ». Le mot est utilisé dans la marine, par exemple pour les drisses qui ont besoin d'une tension optimale pour que la voile soit bien bordée. Choquer est la manœuvre inverse par laquelle on détend un cordage. Si l'on dit couramment d'un cordage qu'il est « étarqué », la façon correcte serait de dire est « étarque ». Un palan servant à raidir la drisse de grand-voile, est appelé « palan d'étarque ».
(5) Le rayon vert, flash vert ou encore éclair vert ,est un photométéore rare qui peut être observé au lever ou au coucher du Soleil et qui prend la forme d'un point vert visible quelques secondes au sommet de l'image de l'astre tandis qu'il se trouve en grande partie sous l'horizon. Un tel phénomène peut également être observé avec la Lune

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Domaine Comtal De La Boutetière C'est Pas Fait Pour Les Faibles D'esprit
Chantonnay
85110

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