12/16/2024
ALBERTUS TOUT COURT
En hommage à Mgr Martin, décédé depuis maintenant 34 ans.
Re-publication d’un texte paru dans Reprise, bulletin de liaison des anciens élèves du Séminaire de Nicolet, en février 1991.
À l’heure où nous venons à peine d’enterrer un être aussi éminent de notre passé diocésain, je me dois, de façon impérieuse, de consacrer quelques lignes à Monseigneur Albertus Martin, décédé le 16 décembre dernier (1990). En guise de témoignage ému et reconnaissant envers un prêtre qu’on n'appelait que de son prénom, sans insolence aucune, plutôt par respect pour un être unique de notre monde.
En tassant de près mes souvenirs, je suis d’abord étonné de les trouver si vivaces et si profonds, les deux font la paire, alors qu’il s’agit d’un professeur que nous n’avons eu que cinq mois en tout et partout. N’est-ce pas parce qu’il brillait d’une personnalité absolument remarquable, donc inoubliable?
De fait, l’abbé Martin nous arriva au début de notre année de Belles-Lettres, en septembre 1940. Tout à coup, fin janvier, les médecins le mettent au repos complet, sans qu’il ne nous fût jamais donné de le retrouver en classe. Et pourtant, ces cinq mois me paraissent déterminants. Marqués par un jeune prêtre – il avait 27 ans – d’une science éblouissante, d’une érudition qui le dispensait d’exercer discipline, surveillance ou réprimande.
Il était chargé de nous enseigner le grec et l’apologétique, que certains potaches de notre génération qualifiaient autrement – horresco referens! De fait, cette science nous paraissait aussi ennuyeuse qu’inutile. Dans notre petit monde féru d’inébranlable orthodoxie, qu’avions-nous besoin de prouver, et à qui, je vous le demande, l’existence de Dieu, la double nature divine-humaine de Jésus ou l’infaillibilité de l’Église! Si les chinois osaient, paraît-il, non en douter mais, ce qui p*s est, l’ignorer totalement, ne nous suffisait-il pas de les acheter encore au berceau pour dix cents pièce et de les confier à nos missionnaires? Parmi ceux-ci, certains anciens de Nicolet sauraient bien les ramener à l’ordre. Après, lorsque ces généreux héros ou hérauts du cru venaient nous réciter l’Ave Maria en parfait mandarin ou en dialecte mandchou, je ne sais trop, nous étions ravis et rassurés, l’apologiste en nous pouvait dormir tranquille. En effet, dormir est bien le réflexe que provoquait chez nous le cours d’apologétique.
Avec l’abbé Martin, oubliez ça; ce fut une tout autre histoire. Par le souvenir, on le revoit encore, assez grand, mince, élégant sans recherche ni mondanité, d’un teint pâle, d’un air tiré, les yeux à l’horizon comme dans une recherche constante de quelque parcelle de vérité. Toujours d’un calme olympien, d’une élocution lente, claire, articulée par une voix posée et légèrement atone, il éblouissait par sa présence, encore qu’on l’aperçût plutôt comme un esprit remplissant tout l’espace de la classe.
On le revoit encore, jamais assis à la tribune, arpentant la classe devant nous, débitant son discours savant avec une fermeté jamais vue. Nous le regardions, sidérés, en nous demandant de qui, de quoi il s’agissait. À peine un tic nerveux, qui le faisait tirer son col romain en se grattant les fosses nasales, nous rappelait que nous étions toujours sur terre. Il se référait, sans psittacisme aucun, à un tout nouveau manuel d’apologétique imposé par l’Université Laval. Nouveau, ai-je dit; on doit ajouter : un manuel intelligent. Un volume qui nous présentait la doctrine chrétienne, non comme un ensemble de dogmes qui vont de soi, non comme un constant mystère à gober tout rond, mais plutôt comme une vérité reposant sur des bases historiques : les Évangiles, les Actes des Apôtres, la Didachè, les premiers écrivains chrétiens ou autres.
On comprendra tout de suite que l’abbé Martin s’y trouvait à l’aise. Déjà auteur d’une thèse de doctorat sur saint Hilaire de Poitiers, il enseignait en ces années, la patrologie, grecque et latine, au Grand Séminaire de Québec, faculté de théologie de l’Université Laval. Avec le manuel précité, il démontrait comment les témoignages ‘’historiques’’ des premiers siècles, dans leur ensemble, se révèlent indiscutables. Ainsi donc qu’ils corroborent par la raison ce que les livres sacrées nous enseignent par la foi. Toujours selon le programme, le professeur appelait à la barre des témoins ses chers pères de l’Église, qu’il connaissait sur le bout de ses doigts. Et dans leurs langues originales, s’il vous plaît, grecques ou latines. Il y avait dans son discours du feu d’artifice éblouissant et du concert impressionnant.
Totalement imbu de son sujet, passionné de la science à transmettre, enflammé du feu à communiquer, il semblait parfois se croire à l’Université plutôt qu’au Séminaire. «Écrivez, disait-il, copiez ce texte tellement important de l’apologiste saint Justin». Et, faisant d’une pierre deux coups, le maître se met à dicter de mémoire et d’un trait des paragraphes entiers de grec, tout en marchant – péripatétiquement, dirait-on ; Aristote n’en faisait-il pas autant? – ne s’arrêtant qu’une minute ici ou là pour vérifier tel accent dans son livre. De façon plutôt émouvante il nous demandait alors pardon : «Excusez-moi; j’ai oublié de vous signaler l’accent rude sur Estin». Notre pardon était vite assuré, retour au grec!
Après deux ou trois heures de cours en septembre, l’abbé Martin nous reprocha doucement de ne pas écrire assez vite sous sa grecque dictée. «Bien, dit-il, je vais vous enseigner à écrire le grec de façon cursive». Le voilà donc au tableau, une fois n’est pas coutume, pour nous apprendre encore du nouveau : comment relier alpha à bêta, bêta à upsilon, à phi, chi, psi et le reste. Une demi-heure après, il redescendait sur le plancher des élèves et continuait à dicter, imperturbable et comme en se jouant des extraits de Tertullien, d’Origène ou de Clément d’Alexandrie n’apparaissant pas dans notre manuel.
Qu’avons-nous appris, direz-vous, en ces cinq mois d’apologétique, entre la citation grecque et la confession de Pierre? Posez la question à mes confrères immédiats, s’ils s’arrêtent à partager mes souvenirs consignés ici. Sans vouloir répondre à leur place, j’ai bien l’impression que nous avons retenu peu d’apologétique, encore moins de grec. Tout en gardant profondément en nous, j’insiste, ce qui reste de culture lorsqu’on a tout oublié. Plus précisément, nous avons appris une façon d’aborder les problèmes : celle de la rigueur scientifique, de l’honnêteté intellectuelle, de la lucidité, de l’objectivité, de la nécessaire confrontation des auteurs entre eux et de leur interprétation, au besoin, à la lumière de la foi. Cinquante ans plus t**d, oui cinquante ans, il est à peu près sûr que l’information et le savoir de l’abbé Martin ont concouru, même en s’effaçant, à nous imprimer un brin de sagesse en devenir.
Voilà donc cinq mois vite passés, encore que bien remplis. Et puis la fin, la brusque fin : Monsieur Martin doit quitter l’enseignement pour un certain temps. Elle nous fut annoncée en ces termes précis, encore présents à ma mémoire, par celui qui devait prendre la relève au pied levé, l’abbé Martial Houle : «Un malheur n’arrive jamais seul. Monsieur Martin tombe malade, et c’est moi qui le remplace. Du reste, si je considère la liste des classes qui se sont succédé au Séminaire de Nicolet depuis une dizaine d’années que j’y enseigne, je constate que vous êtes la seule à avoir échappée à mon emprise. Aujourd’hui je vous ai et je vous tiens. Prenez vos chrestomathies grecques à la page 37». Le professeur d’apologétique et de grec se sentait plus à l’aise d’abord en ce dernier domaine.
Il ne m’est pas possible de garantir ni la page, ni le contenu de la chrestomathie – probablement une fable d’Ésope. Toutefois, je n’ai rien inventé de ce discours récité sans broncher, sans respirer ni varier le ton. Beaucoup moins martial qu’il n’y paraissait, il ne s’avéra par la suite qu’une savoureuse et rhétorique bavarde. Le reste de l’année, nous avons eu du bon temps avec l’abbé Houle, que je salue ici en passant, et nous avons appris suffisamment pour… ensuite oublier. Le second malheur annoncé n’eut donc rien de bien terrible.
À la fin de cet hommage à un ancien professeur, j’espère que ma conclusion ne déplaira à personne, surtout pas à notre Martial national. Je crois pouvoir affirmer que la compétence du remplaçant ne put jamais nous faire oublier celle, inégalable et probablement jamais égalée de l’unique Albertus Martin. Après tout, Prix du Prince de Galles oblige!
Par SIMON JUTRAS, O.P., élève de la Classe 1936-1944 au Séminaire de Nicolet.
Photo F085-P604 Albertus Martin, directeur des élèves au Séminaire de Nicolet, 1939.
Photo F277-I98-2-18 Albertus Martin à son bureau, 1948.